DÉSINCARCÉRATION
C’est à nouveau la course dans les couloirs. Paul est malade, cloué au lit avec quarante de fièvre. Armand s’est foulé l’épaule lors du match de football samedi avec son équipe de vétérans. Depuis la rentrée scolaire, c’est l’hécatombe chez les infirmiers ! Il ne reste plus que ces dames pour assurer le service. Julie est arrivée à dix-sept heures pour se préparer à son service de nuit. Elle a fait le tour des soins intensifs, ils sont extrêmement vides ce soir. Bizarrement la période est creuse : pas d’accident de football, d’équitation ni de vélo tout terrain. Les sportifs sont en post-vacances ou en pré-trêve hivernale. Pas de bruit de respirateur ni le signal monotone d’un monitoring cardiaque dans les salles du rez-de-chaussée. Le vieil homme du coin a été transféré aux soins palliatifs tandis que la jeune dame a tristement succombé à ses blessures.
« Mais quelle idée elle a eue de laver ses carreaux du troisième sans au moins s’assurer un minimum ! » s’exclame Julie. Sa frustration d’avoir laissé partir une de ses patientes remonte à nouveau. Elle qui aurait tant voulu lui prodiguer les soins nécessaires à son réveil ! Elle ressent cette mort comme un échec autant personnel que médical. Les nouvelles technologies, les connaissances scientifiques qui ne font que croître ne suffisent toujours pas !
« Heureusement que la petite puce s’en est sortie ! » lance-telle à Catherine qui acquiesce de la tête. Alors que Julie a besoin de faire sortir son ressentiment, sa collègue est plus timide. Elle se tourmente probablement pour chacun de leurs patients autant que les autres infirmières mais n’en dit mot.
« Cat’, un jour tu vas éclater à garder tout en toi ! Tu n’es pas obligée d’être aussi directe que moi mais je t’assure qu’en parler aide à passer au-dessus de tout ce qu’on vit dans nos cinq pièces ! »
Catherine éclate de rire : « Je crois que tu t’exprimes déjà pas mal pour deux ! »
« Caaaattt… »
« Oh, ça va ! ça va ! J’avoue ! Je suis allée me défouler dans la salle d’en bas. Rien de tel qu’un peu de sport pour tout décharger. »
« Et quoi ? Tu vas me laisser veiller toute la nuit pendant que tu récupères de ta demi-heure de thérapie sportive peut-être ? » la taquine-t-elle.
« Oh mais ne t’inquiète pas, le Docteur Borkaisse est déjà passé voir où tu étais… » Julie pose les mains sur sa poitrine et simule un « moi ??? » silencieux alors que sa collègue continue : « J’ai comme l’impression que si nos clients n’arrivent pas tout de suite, il va nous organiser un nouveau grand nettoyage, » répond-elle « un inventaire de ce qui reste dans les armoires, une vérification des dossiers, une révision des notions de bouche à bouche avec un des nouveaux du service d’urgence ou … »
Julie éclate de rire « Arrête d’espérer … arrête de compter : tu n’auras jamais assez de tes dix doigts pour tout énumérer ! » et reprenant un semi sérieux : « Eh bien la nuit est bien partie ! Surtout si tu as décidé de râler à ma place ! »
« De quoi tu te plains ? C’est pas ce que tu viens tout juste de me demander ? » lui rétorque Cat en la poussant vers la porte. « Allez ! Zou ! Plus vite tu es partie, plus vite tu seras de retour comme disait ma chère petite maman. »
« Cat ! Ta maman n’était pas petite ! C’était une girafe d’un mètre nonante de haut ! »
« Oust avant que je bipe monsieur le médecin en chef ! »
Julie lui fait une petite révérence et s’éloigne vers les ascenseurs en prenant une démarche théâtrale. Le rire de sa collègue accompagne sa sortie. Leur service est décidément vide. Pour une fois, un bon inventaire serait peut-être une bonne idée même si un samedi soir n’est pas LE soir le plus calme de la semaine… bien au contraire !
Le bureau du Docteur Borkaisse se situe de l’autre côté du bâtiment. Julie doit monter un étage et traverser deux ailes pour l’atteindre. En chemin, elle est accostée par les différentes infirmières qui ont fini leur service. Les messages de l’étage sont à l’opposé de ceux de son service : « Pfuu, tu peux pas t’imaginer comme je suis contente de rentrer ! Ton p’tit nouveau en a fait des siennes dès son arrivée dans mon service ! » s’est exclamée Sylvie à son passage. De tous côtés, les patients ont rouspété, réclamé, demandé … une journée fatigante pendant laquelle les soins habituels se sont révélés durs à effectuer. Alors qu’aux soins intensifs la tension est redescendue avec le dernier transfert.
Elle laisse les petits tracas des journées trop chargées de côté et se rend chez le grand chef. Le docteur Borkaisse est attablé à son bureau lorsque Julie y arrive enfin. Il est perdu dans la paperasse du début de soirée. Profitant de la porte ouverte, elle s’arrête un instant pour l’observer sans bruit. Elle ne le trouve pas particulièrement attirant, non ; elle préfère les gais lurons aux hommes plus sérieux, mais la façon dont il se consacre à son travail l’intrigue. Il est concentré à son bureau, stylo en main, à remplir un tas de formulaires. La quarantaine, les cheveux poivre et sel, il a le corps d’un sportif amateur : ni trop musclé, ni trop flasque.
« C’est la journée » s’exclame-t-il en sentant la présence de l’infirmière au pas de sa porte, « entrez mademoiselle Julie, entrez… et … veuillez fermer la porte derrière vous je vous prie. »
Il a à peine terminé sa phrase qu’il a déjà replongé le nez dans ses papiers. La clenche dans la main, Julie l’étudie un moment encore. L’homme en face d’elle est connu pour sa droiture et son esprit de décision. Il a gravi les échelons de l’hôpital grâce à ses compétences uniquement. Il inspire le respect et, pour les jeunes internes, c’est un modèle à suivre. Lorsqu’il relève finalement les yeux vers elle, Julie se décide à entrer. Après avoir fermé la porte, elle s’installe dans le fauteuil droit devant le bureau et attend de connaitre le but de sa visite.
A sa surprise, le médecin en chef dépose sa plume, agrippe ses mains aux accoudoirs de sa chaise et se redresse. Ce mouvement la déstabilise un instant. « Mais que me veut-il ? » se demande-telle « il n’a ni une réputation de dragueur ni d’harceleur! » Elle le suit du coin de l’œil alors qu’il se dirige vers une petite table de coin, à deux mètres sur sa droite. Elle prend son air le plus décontracté possible : « S’il pense me décontenancer en allant se resservir au percolateur, je ne tomberai pas dans le panneau aussi facilement que ça. J’ai passé l’âge ! Mais qu’il me dise pourquoi je suis là ! Même si on n’a pas beaucoup de patients je n’aime pas laisser Cath toute seule trop longtemps. »
Il remplit sa tasse de déca sans rien dire, ouvre son tiroir et en sort un petit récipient d’édulcorant. Il en extrait deux comprimés avant de le remettre soigneusement à sa place. Ensuite, il se rend à son armoire centrale qui contient, dans la partie inférieure, un frigo d’appartement. Il y puise une capsule de lait concentré et revient s’installer à son bureau. Julie reste aussi passive que possible. Elle chasse les idées de perte d’emploi, d’harcèlement,… de sa tête ; son attention retenue par l’absence flagrante d’une alimentation bio chez le médecin en chef… un beau sujet de conversation à partager avec Catherine cette nuit!
« Vous venez d’arriver pour votre service de nuit n’est-ce pas? »
« Oui, en effet » répond-elle avec assurance. L’explication de sa visite ne va pas tarder à venir : le Docteur Borkaisse est connu pour aller droit au but. Julie se relaxe dans le siège et garde un visage blasé. Si c’est pour avoir une surprise brutale, autant être bien installée et à l’écoute.
« Au vu de toute la paperasse que je viens de remplir, puis-je conclure que votre service est quasiment vide ? »
« Mis à part la petite Sophie qui est en salle de réveil, nous n’avons plus de malade, en effet. » Julie sent que l’intuition de Catherine a à nouveau tapé dans le mille : les pensées du médecin en chef vont définitivement dans la direction des tâches annuelles. Mais alors pourquoi l’avoir convoquée elle alors qu’une simple note de service aurait suffi ?
« C’est bien ce que je pensais. Dans un peu moins de deux heures votre service sera vraiment vide et, même s’il se remplit au fur et à mesure de la soirée, une personne de moins pour gérer les entrées pendant la première partie de la nuit est viable. »
« Une de moins ? Que voulez-vous dire ? » Tout en s’exclamant, elle s’est redressée dans le fauteuil, appuyée sur les mains.
« Nous avons une personne en congé et deux malades dans le service des urgences. J’ai donc trois équipes amputées d’un de leurs membres. C’est une situation que je ne peux pas permettre un samedi soir. »
« Dans le service à côté du mien ? » s’avance Julie. Catherine va râler si c’est elle qui va se joindre aux petits nouveaux extra musclés qu’elles peuvent admirer chaque jour en passant devant leur section.
« Non, avec les ambulanciers. » Il regarde ses papiers et, sans laisser le temps à l’infirmière de se remettre de sa surprise, il détaille : « Tu prendras la place de Paul dans l’équipe SAMU de Rudy. »
Elle le regarde avec des yeux ronds. Etre au service des urgences est une chose, mais en vadrouille, sur le qui-vive … ce n’est pas vraiment son truc.
« Vous êtes sûr ? » s’enquiert-elle d’une voix peu assurée. Ce n’est pas dans son habitude de ne pas rétorquer du tac au tac lorsque la situation ne lui convient pas, mais dans le cas présent son esprit s’est vidé d’un coup pour la laisser sans réplique.
Le médecin en chef la dévisage de son regard dur et résolu. Ses décisions ne sont pas prises à la légère et il doit s’arranger au mieux avec ce qu’il a. Son ordonnance est unique en son genre, mais la situation aussi. Julie, son tempérament et son expérience, seront utiles sur le terrain. Elle est la seule qu’il peut écarter de son service. Il a besoin de ses compétences pour agir dans l’urgence et de sa maturité pour obéir au responsable le cas échéant. Ce n’est pas quelque chose qui s’apprend en un claquement de doigt et l’infirmière devant lui en a les capacités. Enfin, le temps qu’elle retraverse les deux ailes et elle se sera faite à cette idée ! Elle a tous les atouts pour réussir et faire un excellent travail. Maintenant, il reste au médecin en chef à dénicher deux autres remplaçants. Il lui indique la porte d’une main et replonge dans ses papiers. Congédiée, le pied mal assuré, elle se lève et sort de la pièce sans rien ajouter. Il l’interpelle au moment où elle passe la porte :
« Et dites à Mademoiselle Catherine que le relevé du stock est juste partie remise ! »
Julie acquiesce de la tête et tourne à droite. Après avoir fait trois pas dans le couloir, elle se met dos au mur et ferme les yeux un instant.
« Moi dans une ambulance ! Qu’est-ce que je vais bien pouvoir y faire ? Ce n’est pas ma place : je suis déjà malade en voiture ! » Perplexe elle traverse l’hôpital dans l’autre sens. A son grand soulagement, ses collègues sont tous partis ou occupés et elle ne rencontre personne cette fois-ci.
De retour dans son service, Julie apprend la nouvelle à Catherine :
« Pas de surmenage inutile ce soir Cath : tu seras seule pour toute la première partie de la nuit. En principe je te rejoins au moment chaud … si je ne suis pas inaccessible … »
« Qu’est ce qui se passe ? Rien de grave ? »
« Oh, non ! » s’exclame Julie un ton plus fort que prévu « Deux malades, un congé et on appelle Super Julie à la rescousse ! C’est sûr qu’avec ma maîtrise de la vitesse je vais faire voler notre bolibulance au secours des faibles et des orphelins ! »
Catherine éclate de rire.
« Hum hum » les deux dames sursautent « Si l’idée de te confier le volant de mon bolide m’a effleuré l’espace d’un instant … la voici à jamais oubliée ! »
Rudy est à l’entrée du service, le coude appuyé contre l’encadrement de la porte. Julie repasse en vitesse tout ce qu’elle a bien pu dire à la recherche d’une éventuelle maladresse envers les urgentistes … mais … NON … il ne semble pas… ils ont dû être épargnés pour cette fois.
« Je suis prête dans un petit instant. »
« Ne traîne pas ! Et je te conseille de passer au petit coin dès que possible … » commente-t-il tout en mettant son pouce à l’oreille et son auriculaire au coin de la bouche : « On démarre à l’appel et pas à leur arrivée ! » Avec un grand sourire, il retire sa deuxième main de l’encadrement de la porte et singe le porté de la civière. Puis, après avoir tapé le battant du plat de sa main, il fait signe à Catherine et s’éloigne vers la section des urgences.
Julie imite Rudy et ses recommandations. Dandinant ses fesses exagérément, les poignées de la civière imaginaire à bout de bras, elle se dirige vers ses affaires. Elle attrape son gilet et ses victuailles. Son roman est en principe au fond du sac. Elle l’a acheté ce midi pour le lire à la pause de minuit si la soirée s’avérait calme. Maintenant, l’idée ressemble à l’inspiration du génie : ce bouquin tombe à point nommé … tout le début de la nuit devrait être calme et elle sera de retour dans son propre service bien avant une hypothétique sortie.
La salle de repos des ambulanciers est vide. Ceux dont le travail vient de prendre fin sont déjà en partance alors que ceux de garde entament la vérification du stock de leur véhicule. Le matériel utilisé la journée doit être remplacé, le reste testé avant tout départ en mission.
Julie choisit une chaise au milieu du mur de gauche. De là, elle sera facilement visible si on la cherche pour une intervention éventuelle. Son GSM enfoui dans sa veste, elle dépose celle-ci sur le dossier avant de s’installer et de prendre son roman dans son sac à main. Elle a déposé dans son casier le repas acheté à la cantine. Si elle a une petite faim, elle pourra utiliser l’excuse pour se balader jusqu’à son service et prendre des nouvelles de Catherine en même temps. Installée aussi confortablement que possible, elle se plonge dans son livre.
Elle est arrivée au chapitre sept, les deux amants s’entredéchirent sur le choix du symbole de leur amour, lorsque l’appel arrive.
« Pas le temps de rêvasser Julie ! Un accident de roulage. »
Julie relève la tête : non, ce n’est pas le bel homme de son roman. Elle se lève de sa chaise, dépose le livre à sa place et attrape son sac et sa veste en vitesse. Elle n’a pas le temps de l’enfiler que Rudy est déjà trois pas devant à expliquer : « Potentiellement quatre blessés. On n’en sait pas plus pour l’instant mais la victime n’a pas encore coupé la conversation. Le 112 nous a déjà transféré l’appel dans les véhicules. »
« Les ? »
« Probablement quatre ou cinq blessés Julie ! Et à entendre le raffut du téléphone, ce ne sera pas joli. »
Dans le parking, personne en vue. Les deux ambulances ronronnent. Pas de doute, tout le monde est déjà à sa place, prêt pour l’action. Julie suit Rudy dans le véhicule d’Albert qui démarre en trombe. L’autre camionnette est laissée sur place. Au parlophone, une voix grince : « Putain de bois ! » Tandis qu’un étrange bruit de râle résonne. « Calme mon gros, calme-toi ». Julie regarde autour d’elle : elle est la seule dame dans l’habitacle et la vitre de communication avec l’arrière est fermée. Rudy lui indique le baffle, au-dessus de la porte passager. La voix féminine reprend sur un ton tremblant. « Si tu ne travailles pas avec moi, on va tous y passer. ». Un bruit de ferraille retentit dans tout l’habitacle.
Julie attrape la ceinture de sécurité alors qu’Albert s’engage sur la route principale. Elle replie ensuite sa veste, qu’elle n’a pas eu le temps d’enfiler, sur ses genoux et regarde autour d’elle. La route est déserte. Le moteur de l’ambulance ronfle dans la nuit. Les rideaux sont tirés dans la majorité des maisons qui bordent la rue principale. Personne aux fenêtres pour les admirer à leur passage. On est loin des séries TV et des romans policiers. Un coup d’œil à sa montre lui confirme la situation : il est une heure et demie. Son livre l’a captivée plus longtemps que prévu. Elle a oublié sa balade du côté de Catherine et a sauté la pause repas. A cette heure tardive, il ne reste sur la route que les premiers retours de fêtards raisonnables et les jeunes qui vont et viennent entre les différentes boîtes de nuit de la région. Dans une petite heure, Catherine sera à la porte de leur service à accueillir les divers insouciants très certainement inconscients qui n’auront pas su s’arrêter de festoyer à temps.
Les haut-parleurs du véhicule grésillent à nouveau et la voix continue son incessant monologue. Julie essaie de se concentrer sur la situation actuelle : serrée entre Albert et Rudy, ils foncent au secours de la dame dont la voix résonne dans tout l’habitacle. Un son effrayant et rassurant à la fois. Les grincements d’un véhicule accompagnent chacun de ses mots. Elle semble se parler à elle-même la plupart du temps. L’infirmière se laisse imaginer la situation de cette personne, à quoi peut ressembler sa voiture : autour d’un arbre ? Dans un petit fossé ? Cela lui rappelle un passage de son livre : le personnage principal qui, ayant reçu un coup de fil de sa maîtresse en prise avec son alcoolique de mari, s’élance avec son roadster rouge au secours de sa belle. Comme celle-ci habite dans le haut de la ville, il enchaîne la série de virages à une vitesse pas permise. Il prend le troisième virage à la corde et se retrouve nez à nez ou plutôt pare-chocs contre parechocs avec un camion de fruits et légumes. Il vire à la dernière seconde et ses roues gauches se soulèvent d’un coup. Et comme si ce n’était pas déjà une situation suffisamment périlleuse, il…
Un bruit strident la fait sursauter. Julie regarde autour d’elle, ramenée à la réalité de la situation. La voix appartient à une personne réelle ! Et chaque seconde les rapproche. Julie se tourne vers Rudy « Qu’est ce qui se passe là-bas ? ». Celui-ci fronce les sourcils, toujours concentré sur le flux incessant de la transmission téléphonique. Il diminue légèrement le son du poste, ouvre la bouche puis la referme sans dire un mot. Julie pense à son poisson dans l’aquarium de la véranda. Il la regarde, se retourne vers le chauffeur, indécis entre répondre ou continuer sa méditation. Finalement il augmente à nouveau le volume, sans un mot.
« Voilà, voilà. » On dirait qu’elle parle à un bébé. Son calme et la sûreté de son ton sont à présent impressionnants. « Je vais te pousser la tête ! » Un certain temps s’écoule avant qu’elle n’ajoute : « Recule en même temps. »
Julie incline la tête vers Albert qui serre imperceptiblement son volant. Il fixe son regard sur la route. Ses oreilles le trahissent : elles tressaillent au rythme de la radio. Il est aussi avide de nouvelles que Rudy. Leur objectif : anticiper la situation avant leur arrivée sur le site de l’accident.
Le souffle de la dame est tel que les ambulanciers ressentent sa présence parmi eux, dans leur propre cabine. Elle prend un grand bol d’air et puis l’évacue dans un « Hun ! » ferme et décidé. Elle reprend à nouveau son souffle et repousse « Hun ! ».
Après cinq fois, chacun dans l’ambulance a collé sa prise d’air à celui de la dame. Ils sont tous pris par l’action de l’autre côté du récepteur. La respiration saccadée comme si le fait de reprendre de l’air à ce moment précis pouvait aider la dame à son invisible action. « Tes bois ! Ne nous éventre pas avec tes bois ! » supplie-t-elle encore.
Rudy murmure dans la direction de Julie : « Elle est accidentée sur la N15, en plein milieu des bois. Soit elle est rentrée dans un arbre, soit dans une bête… Mais avec un tel bruit dans la comm’, je pencherais plus pour un animal. » C’est son interprétation mais dès qu’elle est énoncée à haute voix, il n’y a plus de choix, elle prend l’aspect d’un fait avéré mettant en arrière-plan les autres possibilités. Les trois replongent dans leurs pensées, essayant de s’approcher un peu plus de cette réalité.
« Pourquoi lui parle-t-elle si calmement ? Cela ne peut pas être un chien près d’elle quand même ? »
« Non, probablement un chevreuil ou pire un cerf. Mais si c’en est un, je ne comprends même pas comment elle peut encore être en vie. »
Chacun médite sur les paroles de Rudy alors que des cris de douleur leur parviennent du parlophone. Des craquements non identifiables les accompagnent. Le chauffeur appuie un peu plus fort sur l’accélérateur. L’ambulance file dans la nuit, ses occupants dans l’expectative. Julie ferme les yeux tandis que Rudy fixe un point loin devant lui. Chacun essaie de se préparer mentalement à l’arrivée prochaine.
Après trois longues minutes la dame semble avoir réussi sa manœuvre : un nouveau hurlement de douleur accompagne un CRAC franc suivi d’un grand bruit de torsion de métal. Julie bouche ses oreilles tant bien que mal. Puis c’est le calme relatif où seul résonne le son de jérémiades : « J’ai mal … si mal. Pourquoi ? Pour … je… je dois tenir … comme j’ai mal ».
« Si elle a mal, c’est qu’elle est en vie… » souffle Albert derrière son volant. Julie le fusille du regard. Elle a beau être infirmière, cette réflexion la fait bondir à chaque fois. On est humain avant tout ! Si elle a mal c’est qu’elle est blessée quelque part !
« Oui, mais pour combien de temps ? » répond Rudy distraitement. Dans son visage transparaît une lueur d’inquiétude. Julie sent son cœur se serrer. Cette remarque est encore plus cruelle que l’autre : elle se bat en permanence pour que ses pensionnaires des intensifs passent le jour suivant, elle ne veut pas évaluer leurs chances de survie ! Mais contrairement à son habitude, elle garde ses réflexions pour elle : elle n’est pas dans son élément, ni dans son service. Elle les observe du coin de l’œil sans rien dire. Ces situations ne font pas partie de son expérience journalière. Elle ne voit les accidentés qu’au deuxième ou même au troisième acte, lorsqu’ils ont été ramenés et en grande partie … réparés. Peut-être pas entièrement soignés mais sur le chemin de la guérison. Elle ne pose pas encore de questions au responsable de l’équipe, pas pour l’instant. Elle se doute qu’il doit encore se préparer afin de les orienter au mieux lors de leur arrivée. Il est concentré sur sa droite alors qu’Albert passe la vitesse supérieure.
« Combien de temps avant qu’on soit sur place ? » demande-t-il finalement au chauffeur.
« Un bon dix minutes, je pense. Je ne peux pas aller plus vite dans ce noir et sur ces satanées mini-routes. » est la réponse.
Lui aussi est frustré.
La tension monte. Ils en savent peut-être plus sur leur victime principale maintenant mais ont-ils besoin d’autant de détails ? D’incertitudes ?
La dame continue son flot incessant de paroles tantôt plaintives, tantôt d’un calme olympien : « Mon amour, s’il te plait … regarde-moi ! Ne me quitte pas ! Je … je … » et puis prenant un ton moqueur « Il t’a laissé un petit souvenir un peu encombrant… » L’ironie reste dans la gorge de tous les auditeurs. Comment peut-on tenter de soulager la tension dans un moment pareil ? Ce n’est pas un film, la personne qui l’accompagne est probablement en train d’agoniser. Et puis qui appelle encore son conjoint, son amant, son mari « amour » en dehors des romans d’amour ? Mais sa voix prononce ce mot avec tant de naturel qu’il ne laisse aucun doute sur le lien qui les lie. Pour les ambulanciers, l’important maintenant est de découvrir si son Amour est près de la mort ou juste un peu sonné. De quel « cadeau » s’agit-il ? La voix change à nouveau d’intonation, implorante « Tu dois tenir jusqu’aux secours ! Je suis sûre qu’ils seront bientôt là. Regarde-moi, regarde-moi. Je t’aime, tu le sais comme je t’aime ! Alors reste ! Reste … »
Julie écarquille les yeux et fronce les sourcils. Elle aimerait pouvoir traverser la pénombre et observer ce qui les attend là-bas devant. Elle a envie de leur crier qu’ils arrivent, qu’ils sont sur le chemin. Mais elle ne peut se résoudre à agir. Elle jette un coup d’œil sur sa droite. Si Rudy avait voulu leur permettre d’émettre en plus d’entendre, il l’aurait fait …
Un croassement se fait entendre dans l’automobile auquel la voix répond « Je ne peux pas l’enlever. Je ne sais pas ce qu’il a touché. Si ça saigne plus … je n’ai rien pour stopper ! » et comme parlant à elle-même elle ajoute tout bas « rien. »
Julie sent ses émotions faire surface. C’est pire que son roman d’amour. C’est pire qu’un film d’horreur. Elle n’est pas prête à en entendre plus. Voir les victimes et les motiver à guérir, c’est son travail. Mais pas ça, pas la participation passive à cette mort lente !
Rudy agrippe sa main à la sienne et la serre gentiment. Lui au moins est habitué à ces situations. Ce frisson de désespoir avant le sauvetage, le sentiment d’impuissance avant l’action, le désir d’en faire plus et surtout plus vite. Cette longue agonie à l’autre bout du téléphone, il l’a peut-être déjà vécue maintes fois. Mais là, il lui a pris la main et ce geste d’un homme bourru et sûr de lui la surprend. Julie l’observe du coin de l’oeil. Elle se rend compte qu’il a vu passer de nombreux étudiants et étudiantes pas encore sortis de l’école. Il sent la détresse lorsqu’elle se manifeste chez les nouveaux infirmiers de son service. Et il y réagit comme il peut. Un homme a besoin d’une tape amicale sur l’épaule, une femme aura besoin d’un serrement des doigts, d’une embrassade amicale, un petit quelque chose pour dire « On est dedans tous ensemble. On ressent la même chose mais nous allons y arriver et nous allons les sauver. » sans avoir à prononcer un mot.
« Nous n’avons pas de moyens de lui parler… »
Julie regarde par la fenêtre et écrase la larme avant qu’elle ne se forme : « Cela pourrait l’aider ? » demande-t-elle finalement.
« Je ne pense pas… Ecoute comme elle est active. » et c’est vrai qu’un nouveau bruissement se fait entendre dans l’autre véhicule. A croire que la dame se frotte à tous les recoins de son habitacle. « C’est souvent un quitte ou double : soit elle nous donne les renseignements dont on a besoin tout en gardant son calme actuel, soit elle perd tous ses moyens. Mais dans tous les cas, si nous venions à lui communiquer nos besoins, cela lui couperait toute initiative… Et pour l’instant, je pense que c’est la seule chose qui pourrait sauver qui que ce soit dans cette voiture. »
Un long moment de silence s’ensuit. Les rares échos n’évoquent rien de spécial aux secouristes qui en profitent pour se préparer mentalement aux premiers gestes qu’ils devront exécuter.
Un hurlement sauvage et désespéré les fait tous sursauter : « Noooooooonnnnnn ! Mes enfants !!!!!! Mes enfants à moi !!!!!!!!!!!! Nooonnnn !!!!!! Restez !!!! Non…. Pas ça !!!! Oh noooonnnn… je … je … » Jamais des larmes n’ont fait autant de bruit en glissant de l’autre côté du téléphone. Un autre bruit se fait entendre dans le lointain « Broooooooaaaaa ». « Luttez ! Ne vous laissez pas aller ! Oh, je vous en prie : ne me laissez pas ! Mes amours à moi : vous devez vivre ! Vous ne pouvez pas partir ! Je vous aime ! Restez !!! Nooon !!! Restez !!! » Des sanglots accompagnent le son qui se rapproche, lançant une double plainte dans la nuit.
Albert regarde droit devant lui « Le brame ! Ce putain de cerf n’a rien d’autre à faire près de cette voiture que d’entamer son chant de guerre ! » Sa voix est rauque, saccadée. Le cuir de son volant résiste à sa poigne de fer.
Julie pâlit à vue d’œil. « Ils ne sont pas juste deux alors. Mais quatre ou cinq… Mon Dieu, Mon Dieu, faites que nous arrivions à temps ! » pense-t-elle. Rudy accentue son emprise sur sa main. Aurait-elle parlé à voix haute ? « Nous avons deux traumas et deux indéterminés. » Il se tourne vers elle, le regard dur « Julie, vois ce qu’on a de stock et à quoi on peut faire face ! »
Mais l’infirmière n’a pas compris. L’écho de la plainte résonne encore dans sa tête. La dame vient de découvrir ses enfants et elle pleure, elle hurle, la détresse dans sa voix sont des coups de poignard répétés dans le cœur d’une autre maman. Ce malheur ne peut pas être possible !
Rudy lui donne un coup de coude et, lorsqu’il a enfin son attention, il indique la paroi derrière elle. Julie regarde en l’air et aperçoit au-dessus de sa tête la petite fenêtre de communication avec l’arrière du véhicule. Elle tend son bras tremblant mais ne parvient pas à frapper dessus. Sa main effleure la surface telle une caresse. Elle se redresse un peu, se tourne face à Albert et tend à nouveau la main. Son index heurte la vitre : une fois, deux fois avant qu’elle ne soit ouverte d’un geste brusque de l’intérieur.
« Et alors les p’tits pères », lance une voix sifflotante, « quoi d’neuf sur la route ? »
Dans le haut-parleur, la voix d’une petite fille se fait entendre « Maman ? J’ai mal maman » à quoi la dame répond « Je suis là ma princesse. Je suis là. Chuuuttt. »
Dans l’ambulance, Salvatorio s’est tu d’un coup. Et tous tendent l’oreille.
« Où on est maman ? »
« Sur la route mon cœur … sur la route … » le froissement de vêtement se fait à nouveau entendre.
« Tu fais quoi ? Ça fait mal ! »
« Je te pousse juste un petit peu pour sortir ton frère de sa chaise. Je dois l’allonger. »
« Ça c’est la pire des conneries petite madame ! » lance Salvatorio de l’autre côté de sa vitre. « Faut jamais bouger un accidenté ! On n’a pas encore envoyé le message à suffisamment de gens sur cette planète ? NE … PAS … BOUGER … UN … ACCIDENTÉ !!! »
Julie fronce les sourcils. Lorsqu’il n’était pas là, au moins, ils pouvaient écouter ce qui se passait du côté des victimes. Elle aimerait lui refermer sa petite fenêtre au nez … même pas une minute après lui avoir fait ouvrir…
« J’ai mal, maman » continue la petite voix.
« Peux-tu me dire où tu as mal exactement tout en gardant la tête vers le haut ma princesse ? » demande la dame entre deux souffles plus bruyants.
« Oui c’est ça … dis-nous, petite ! »
Rudy garde les yeux sur la route, redépose sa main sur celle de Julie qu’il avait lâchée quelques minutes plus tôt mais maintient les lèvres bien serrées.
« J’ai mal à la tête et au ventre … et puis il y a tout qui tourne !!!! »
« Je ne vois rien de l’extérieur ma chérie. »
« Cette manie à ajouter des petits noms à chaque phrase ! » Julie relève la tête et lance un « Chut » en direction de Salvatorio. Celui-ci la regarde surpris, ouvre la bouche pour lancer une réplique mais du coin de l’œil Rudy fait un signe négatif de la tête. Dans le poste, la dame continue :
« Tu as peut-être quelque chose qui n’a pas supporté le coup … ou c’est le repas de ce soir qui veut remonter … »
« Mais j’ai mal à la tête maman… et au milieu du ventre … »
« La rate ? » demande Julie à Rudy.
« C’est fort possible … un choc violent de voiture … à vérifier lorsqu’on arrive. » et se tournant vers Salvatorio « On a de quoi le vérifier ? »
« Je vais voir ! Ils sont juste deux ? Mère et fille ? »
« Non, vise quatre. Deux traumas et deux autres. Peux-tu voir ce que l’on peut prendre en charge ? Je téléphone à l’autre ambulance pour savoir le matériel dispo. »
« … maintenant. » La maman continue « Ton frère a la ceinture qui lui est rentrée un peu dans le cou. Je vais l’allonger sur mon siège. J’ai juste un peu besoin de place près de toi pour le faire passer. »
« Hiiiiiiiiiiiiii » un nouveau cri particulièrement aigu retentit.
On peut entendre dans le fond de l’ambulance Salvatorio râler « V’la la p’tite qui hurle maintenant » Il a oublié de refermer leur volet de communication.
« Il est juste un peu blanc princesse. Juste blanc. Je suis sûre qu’on peut le faire revenir. »
« Mais il pend maman » la plainte derrière chaque mot crispe la gorge de l’infirmière. « Il est blanc … et … il pend … »
« Chutt … Il est juste retenu par sa ceinture … chut … je vais le mettre sur mon siège et puis j’écouterai son petit cœur battre la chamade. »
« Maman … je l’aime … maman … je ne veux pas qu’il meure. C’est mon frère à moi…» Les sanglots de l’enfant sont accompagnés d’une douce voix rassurante.
« Nous ne le laisserons pas nous quitter ! Tu vas voir. Mais laisse-moi juste … » des vêtements qui se frôlent, qui se froissent, qui s’étirent … la respiration d’un être en plein effort physique accompagnent le moteur de l’ambulance. « Voilà. J’ai les oreilles qui grésillent mais je suis certaine qu’il est encore là ! Ferme les yeux princesse. Je vais nous le ramener. Garde tes forces et reste avec nous. » et d’une voix plus décidée « Je pousse un » et un silence. « Tu ne peux pas partir mon Raphi ! Deux » elle lui crie « respire mon trésor, respire ! Trois. » Au loin, on entend l’écho des sirènes. Julie regarde Rudy qui lui fait un petit signe de la tête. « Je lui donne de l’air » son souffle s’entend dans tout l’habitacle « j’appuie un … deux ».
« Là-bas » s’écrie soudain Albert. Tout le monde relève la tête. « Ils sont tout proches ! Prêts ? »
Rudy se retourne vers la vitre : « Salvatorio ! Qu’est-ce qu’on a en stock ? Vite ! »
La lisière de la forêt s’étend à un petit kilomètre devant eux, au niveau du prochain virage. La courbe donne une vue complète de la clairière qui longe la route sur trois kilomètres. Julie fronce les paupières, se penche en avant puis finit par déclarer, une légère irritation dans la voix :
« Où ça Albert ? Je ne vois rien ! »
« Droit devant, une dizaine de mètres de la lisière du bois, sur la droite : les ombres gris-brun … »
Julie se concentre sur le point indiqué. Dans le haut-parleur, le brame reprend le dessus sur l’écho lointain des sirènes. Finalement, de la forme d’un massif gris, sort la tête d’une biche : le museau allongé et les petites oreilles qui frétillent. Aiguillée par cette découverte, Julie observe les zones grises voisines. Celles-ci se précisent.
« Oh mon Dieu …. » souffle-t-elle « il y en a combien là ? Une trentaine ? Une cinquantaine ? »
« Tu vois le cerf qui est en train de brailler dans nos écouteurs ? »
Une statue gris-brun est dressée à une quinzaine de pas à gauche du troupeau. Il leur tourne presque le dos. Son museau embrasse le ciel alors que ce qu’il reste de ses bois caresse ses flancs. Elle fait signe oui de la tête.
« Je pense qu’il hurle en direction de la voiture accidentée ! » Et Julie de conclure avec Albert « On est tout près. »